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Les inspirations de Léa Forestier

A la tête de son propre cabinet, entièrement féminin, l’avocate a autant d’éclectisme dans ses dossiers que dans ses goûts musicaux hérités de ses parents, de Chopin à Oum Kalsoum.
Interview de Léa Forestier dans l’Ebdo, le nouvel hebdomadaire lancé par l’équipe de la revue XXI.

Par l’Ebdo – semaine du 23 février 2018

Avocate, était-ce une vocation ?

– Je ne suis devenue avocate au barreau de Paris qu’à 36 ans, après de grands détours.
Auparavant, j’ai travaillé en tant que consultante juridique, j’ai fait des études de russe et un DEA de théorie générale et philosophie du droit. Et toutes ces bifurcations, qui n’en sont pas, me nourrissent constamment dans l’exercice de mon métier.

Vous défendez artistes et grands patrons, VIP et sans-papiers, truands et couples en instance de divorce. Qu’est ce que cette diversité dit de vous ?

– Je rencontre toujours mes clients avant d’accepter un dossier, car ce qui détermine mes choix, c’est la manière dont il va prendre vie. Et c’est toujours un mystère. J’aime qu’un dossier me pousse parfois à penser contre moi-même. Mes clients sont comme des musiques très différentes, et j’ai besoin de cet éclectisme qui me ressemble, mais qui dessine aussi notre société.

Cet éclectisme se reflète-t-il dans votre culture ?

– Ma mère, Polonaise, me jouait du Chopin au piano. Cette musique reste pour moi celle de l’intimité, car elle me renvoie à sa trajectoire.
J’ai grandi au Maroc, dans un milieu aisé – mon père était directeur financier. Ma mère ne venait pas d’un milieu bourgeois. Enfant, elle habitait dans treize mètres carrés à Varsovie, mais dans le même immeuble, il y avait un appartement collectif dont une pièce entière était occupé par un piano à queue. Et ma grand mère faisait des ménages en échange de cours de piano pour sa fille. Peut être parce que ma mère parlait onze langues, j’aime relever des correspondances entre les musiques. A la maison, on écoutait autant Toto Bissainthe [chanteuse haitienne], que Chopin, Oum Kalsoum [chanteuse égyptienne] ou les vinyles best of de variétés françaises qui nous arrivaient par la poste. Tout avait droit de cité chez nous. Cet éclectisme a aiguisé mon intérêt pour la singularité de chacun. Car ce qui m’intéresse, c’est la différence, mais aussi les ponts et les liens entre les gens. J’ai parfois le sentiment d’être ce trait d’union.

Y a-t-il des films qui ont modifié votre perception de la vie ? 

– Je citerais Sous le plus grand chapiteau du monde, de Cecil B. DeMille, vu par hasard à la télé quand j’avais 7 ou 8 ans. Je ne l’ai jamais revu depuis, mais ce couple de trapézistes qui se jettent dans le vide car ils savent qu’ils vont être rattrapés l’un par l’autre continue de m’habiter. C’est un film sur la confiance absolue, l’altérité, la prise de risque qui montre aussi que dans la vie, tout tient à un fil. Est ce que j’ai rêvé ces scènes de fusion et de séparation dans les airs ? Je suis avocate, et ce sont encore ces images qui me viennent, pendant certaines plaidoiries, quand, soudain, un renversement se produit : l’écoute est bouleversée, les arguments se mettent en place autrement, et je retombe saine et sauve à terre. J’aime cette tension entre l’ancrage au sol et la haute voltige, dont les acrobates peuvent être la métaphore.
L’autre révélation, c’est encore une histoire de cirque, La Strada, de Fellini, avec Giulietta Masina, le premier film que mon père m’a emmenée voir au cinema. L’un des personnages, Zampano, fait un numéro où il se libère de ses chaînes. J’ai été embarquée par ce tour de force que j’ai pris au sens propre et figuré : Zampano m’a montré qu’il est possible de se libérer de toute chaîne aliénante, aussi impossible à briser soit-elle.

Vous dites que la littérature nourrit les plaidoiries.
Avez vous un roman de prédilection ?

– Effectivement, les avocats ont recours à des petites phrases ciselées, issues de grands livres, pour leur argumentation. Mais si la littérature m’accompagne dans mon métier, c’est parce qu’elle permet d’échapper au manichéisme et de saisir finement la complexité de chacun. Mon livre de chevet est le Maître et Marguerite, de Mickhail Boulgakov, un livre sur l’émancipation.
Si le cinéma et la littérature sont si essentiels, c’est qu’ils permettent de vivre les émotions au centuple, sans être corseté par les normes sociétales.

Propos recueillis par Anne DIATKINE.
Image, Damien GRENON
Pour EBDO